mercredi 17 novembre 2010

jeudi 18 novembre - réflexion à propos des concerts de soledad et du richard galliano sextet à saint martin de crau

J'ai dit dans quelque post précédent tout le plaisir que nous avons pris en assistant aux deux concerts de Soledad et du Richard Galliano Sextet à Saint Martin de Crau, les 12 et 13 novembre. Mais, comme je ne vois pas l'intérêt de dire mon admiration avec des notions du jugement esthétique trop vagues ou trop larges, comme des vêtements de prêt à porter, et comme je ne dispose pas du vocabulaire de l'analyse musicale qui me permettrait de faire un compte-rendu technique, je reste sans mots pour dire mon expérience. Etrange impression que ce grand écart, cette quasi contradiction, entre la plénitude d'un plaisir et l'absence de mots pour la traduire.

Essayons tout de même d'approfondir ce constat. Pour cela, je me référerai à trois notions étrangères au monde de la musique, mais qui en l'occurrence me paraissent éclairantes : la notion de "duende", celle de "transmission", au sens où l'emploient les aficionados, et enfin celle d'"épochè", au sens de la philosophie antique ou de la phénoménologie.

- Le "duende" est une notion propre au monde du flamenco. Il désigne cet état de quasi transe où un artiste, se détachant du cercle de ses compagnons, se met à danser et/ou à chanter de telle sorte qu'il semble habité par une force surnaturelle. On pourrait parler, me semble-t-il, d'inspiration, en donnant à ce terme sa signification maximale. L'artiste animé par le "duende" apparait alors comme une sorte d'intercesseur, comme un passeur, qui permet aux autres, sinon d'accéder à un autre monde que celui de la vie quotidienne ou rationnelle ou raisonnable, du moins d'en avoir l'intuition. C'est très exactement ce que j'ai ressenti, la présence du "duende", dans les prestations de Soledad, de Manu Comté en particulier, et de Galliano, au cours de leurs concerts. Du coup, je comprends que cette expérience, qui a quelque chose de sidérant, m'ait laissé sans voix.

- Deuxième notion : l'idée de "transmission" au sens tauromachique du terme. Les aficionados disent d'un toro, plus rarement d'un torero, qu'il transmet ou qu'il ne transmet pas pour signifier qu'au-delà de la qualité technique de leurs comportements, ils font passer ou non de l'émotion. La technique peut être impeccable, cela ne suffit pas. Il faut autre chose. Mais quoi ? C'est difficile à dire et pourtant c'est indubitable : ce qui m'est donné à voir me donne la chair de poule ou non. Je suis ému ou non. Immédiatement, sans raisonnement. On est dans l'ordre de l'évidence. Eh bien, Manu Comté ou Richard Galliano sont deux accordéonistes qui "transmettent". C'est rarissime. Mais comment dire cette expérience, quels mots pour la traduire, sinon "présence". A condition de donner à ce terme sons sens le plus fort. Est présent, ce qui impose sa présence et réduit tout le reste du monde au rôle de simple environnement.

- La troisième notion, "l'épochè", je l'emprunte à la philosophie. Sans entrer dans le détail de la signification et des transformations de son sens, je retiens qu'elle désigne la suspension du jugement. Si l'on voulait tourner autour de cette notion, on pourrait la traduire par des mots comme arrêt, interruption, cessation de toute activité courante ou habituelle ou spontanée. D'où, in fine,  l'idée de suspension du jugement. Idée que la phénoménologie traduit par quelque chose comme une mise entre parenthèses du monde extérieur, du monde quotidien avec la pesanteur et l'inertie de ses fausses évidences. Qui dit épochè dit mise entre parenthèses de tout jugement de valeur. Et en effet, quand j'ai écouté Manu Comté ou Richard Galliano je me suis immergé totalement dans leur musique. Sentiment de perfection, de plénitude, de satisfaction absolue. Pas question, dans ces conditions, de se demander si telle interprétation est meilleure ou non que telle autre ; si l'un ou l'autre de ces deux interprètes est plus ou moins talentueux que tel autre. Le jugement de comparaison n'a pas lieu d'être. Disant cela, je comprends mieux pourquoi je manque de mots pour décrire mon expérience. Pour nommer les choses et les expériences, il faut pouvoir identifier et désigner des différences. Or, en l'occurrence, en ces deux soirs à Saint Martin de Crau, il n'était pas question de cela ; il n'était question que de présence, c'est-à-dire de duende et de transmission, autrement dit d'inspiration et de médiation.

Toute cette analyse devra être reprise et approfondie. Ce n'est qu'un premier jet pour traduire une expérience singulière. Avant de clore ce texte, je note encore que pour les philosophes antiques la notion d'épochè, au sens précis de suspension du jugement, était la voie royale vers les comportements d'ataraxie ou d'apathie, quelque chose comme le bonheur pour autant qu'il est accessible en ce monde.

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